Genocide en de Shoah

Street Art: Aboriginal Wandjina




“De twintigste eeuw is de eeuw van Auschwitz en Hiroshima”, stelt Ryszard Kapuscinski. “Nergens kunnen we echter de bewering vinden dat het een eeuw van genocide was – ongeacht het continent, de periode en cultuur waarin ze plaatsvonden – repetitief, met voorbedachten rade en georganiseerd door regeringen en resulterend in monsterlijke hoeveelheden slachtoffers.”
 
Bestraft wordt het hoogst zelden, de grote zwakte van het internationaal rechtssysteem, waarbij de machtigen bijna steeds vrijuit gaan.
 
Zijn uit de geschiedenis universele lessen te trekken, vraagt in hetzelfde nummer van Le Monde diplomatique Dominique Vidal zich af. Wanneer mogen we en kunnen we spreken van genocide? Waar is sprake van propaganda, valse beschuldigingen?
 
Met klem aangeraden:
 

 

Les génocides dans l’histoire
« Manière de voir » #76 août – septembre 2004
 
Mémoire, négation et oubli : de la Shoah au génocide arménien, du passé colonial à la folie des Khmers rouges. Tuer, exterminer, anéantir, telles sont les pratiques ordinaires de l’être humain lorsqu’il est saisi par le démon du racisme, de l’antisémitisme, de la haine de l’autre. Est-ce l’unique leçon de l’histoire ? Non. Car, depuis les procès de Nuremberg en 1945, l’opinion publique réclame la punition des coupables.

 

 

LES HISTORIENS ALLEMANDS RELISENT LA SHOAH

La chute du mur de Berlin a entraîné l’ouverture d’archives décisives pour l’analyse de la Shoah. D’où le regard nouveau des chercheurs d’outre-Rhin.

Dominique Vidal

Près de soixante ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’histoire de l’entreprise génocidaire nazie continue de s’écrire. La fin du communisme a permis aux historiens d’accéder enfin librement à des archives d’une richesse considérable, jusque-là totalement ou partiellement inconnues. Les chercheurs allemands ont été, et de loin, les plus nombreux à travailler sur ces documents. Rien que durant les années 1990, ils en ont tiré plus de vingt livres majeurs, dont aucun, hélas, n’a été traduit en français 1 .

En dépit de son « devoir de mémoire », l’édition française s’intéresse peu, hélas, à la production scientifique et littéraire allemande ; et elle a depuis longtemps renoncé à publier des volumes de plusieurs centaines de pages, truffés de notes et pourvus de volumineux index. Quelle qu’en soit la raison, en tout cas, le fait que les œuvres de ces chercheurs restent inconnues du public français et francophone est intellectuellement inacceptable, car il s’agit d’une contribution importante et nouvelle à la connaissance de ce qu’on appelle, à tort, l’Holocauste 2 .

En quoi ces historiens se distinguent-ils de leurs — nombreux — prédécesseurs ? Tous sont nés après 1945, et n’appartiennent donc pas à ceux que le Britannique Ian Kershaw qualifie de « génération des jeunesses hitlériennes 3  » : le plus jeune frise la quarantaine, le plus âgé la soixantaine. Ce sont aussi des pragmatiques, que leur conception de l’histoire porte moins aux débats théoriques qu’au travail minutieux sur les archives, préférées aux témoignages qu’ils jugent peu fiables — surtout lorsqu’ils interviennent plusieurs dizaines d’années après l’événement. Or ils ont pu explorer des montagnes de documents inédits, le plus souvent rédigés par les organisateurs du génocide sur les lieux mêmes où celui-ci fut perpétré.

Parler de « nouveaux historiens » serait toutefois excessif : eux-mêmes ne le font pas, car ils ne forment pas un groupe cohérent, ni idéologiquement, ni méthodologiquement. Leurs travaux vont d’ailleurs de l’étude globale (Peter Longerich) à l’étude de cas (Dieter Pohl et la Galicie, Christian Gerlach et la Bié-lorussie), en passant par l’étude thématique (Gôtz Aly et Susanne Heim sur le caractère colonial de la guerre à l’Est, Christian Gerlach sur la faim, David Bankier sur l’opinion allemande), l’étude d’un groupe de victimes (les Tziganes avec Michael Zimmermann, les homosexuels par Burkhardt Jellonek) ou encore un groupe de tueurs : Eichmann et ses hommes (Hans Safrian), les Einsatzgruppen ces « groupes mobiles de tuerie » responsables du gros du génocide en URSS (Ralf Ogorreck)…

En quoi ces recherches renouvellent-elles la vision que nous avions jusque-là de la Shoah ? La réponse tient en six points essentiels.

Le premier apport, décisif, des jeunes historiens allemands, c’est leur vision globale de l’entreprise génocidaire nazie, dont le judéocide constitue évidemment le cœur, mais qui ne s’y réduit pas. Plusieurs livres — à commencer par Les Précurseurs de l’extermination 4, de Gôtz Aly et Susanne Heim — décrivent cette cohérence du projet des hitlériens et d’un grand nombre intellectuels qui les ont ralliés au cours de l’entre-deux-guerres. Résumons, quitte à schématiser. « Oubliée », pour l’essentiel, au XIXe siècle dans la répartition des colonies, l’Allemagne a cherché à l’Est son « espace vital » (Lebensraum) dont la réalisation impliquait la conquête, l’occupation et l’exploitation de l’Europe centrale et orientale, avec pour but final sa germanisation.

Pour faire de l’Est l’instrument de son hégémonie sur le continent, il fallait que le IIIe Reich y impose son « nouvel ordre », en le faisant coloniser par les « Allemands de souche » (Volksdeut-schen) jusque-là éparpillés, en chassant des peuples entiers, mais aussi en liquidant — au nom de la race et de la « politique démographique négative » — des dizaines de millions de « sous-hommes » (Untermenschen) : les juifs, bien sûr, des Tziganes, des malades mentaux, mais aussi des cadres de la Pologne et plus encore de l’Union soviétique. Aly et Heim insistent en particulier sur le caractère exterminateur de l’entreprise de Hermann Gôring en URSS. En novembre 1941, le maréchal annonce sans ciller au ministre italien des affaires étrangères, Galeano Ciano : « Cette année, de 20 à 30 millions d’hommes mourront de faim en Russie 5. »

De cette brutalisation de tout un continent témoignera le projet Zamosc, district modèle fondé sur une sélection rigoureuse de la population grâce aux travaux forcés, à la germanisation et à l’extermination. De novembre 1942 au début mars 1943, on expulsera ainsi plus de 100 000 personnes, les unes vers Auschwitz pour y mourir, les autres vers l’Allemagne pour y travailler. A l’inverse, en provenance d’Allemagne, des colons viendront à Zamosc, et des juifs seront déportés à Auschwitz. Par exemple, racontent Aly et Heim, « le même train transporta, du 25 janvier au 4 février 1943, d’abord 1 000 personnes comme travailleurs forcés de Zamosc à Berlin. Là, 1 000 juifs travaillant jusque-là dans l’armement et leurs proches furent entassés dans les wagons et transportés jusqu’à la gare d’Auschwitz. D’où le train, vide, rentra à Zamosc, où il embarqua 1 000 Polonais, classés inutiles ou dangereux, qu’il conduisit également à Auschwitz. (…) Si les Allemands de souche venant coloniser la région n’ont pas utilisé le même train, c’est seulement qu’étaient prévus pour eux, non des wagons à bestiaux, mais des wagons de voyageurs. Ces trains-là roulaient en parallèle 6. »

Ce premier point en amène un deuxième : les jeunes historiens allemands s’efforcent de prendre en compte l’ensemble des victimes du génocide nazi. Il y a, certes, une différence fondamentale entre le sort des juifs et celui des autres groupes « ciblés » par Hitler. La spécificité du judéocide n’est pas seulement quantitative, mais aussi qualitative : seuls les juifs devaient être arrêtés et exterminés jusqu’au dernier. D’où l’étonnante obsession des forces chargées de leur déportation, qui consacreront des moyens exceptionnels à la liquidation des juifs hongrois, alors même que l’Allemagne était en train de perdre la guerre ; qui iront jusqu’aux plus petites îles grecques pour y rafler une poignée de juifs ; qui exigeront de l’asile psychiatrique proche du ghetto de Venise la livraison des malades mentaux juifs, etc.

Pour autant, le refus opposé par Ignatz Bubis, alors dirigeant de la communauté juive allemande, décédé depuis, d’accepter la moindre référence aux autres victimes de l’extermination nazie sur le futur Mémorial de Berlin constitue une injustice et, par là même, une erreur.

Historiquement, les malades mentaux allemands furent, au nom du darwinisme social, les premières victimes des tueurs nazis. De l’hiver 1939-1940 à l’été 1941, plus 70 000 d’entre eux (sur un total de 300 000) périrent assassinés sur ordre de Hitler, dont une bonne partie étouffés par le gaz. Peter Longerich : « Les différentes étapes du processus du meurtresignalement des victimes potentielles, expertise préalable, expertise définitive, transfert, mise à mort, utilisation et élimination des cadavres — formaient un processus continu, comparable à une chaîne de montage, destiné à éteindre en masse la vie humaine. (…) Le meurtre lui-même, c’est-à-dire le fait d’ouvrir le robinet du gaz, apparaissait, dans le cadre du processus d’ensemble, comme un phénomène secondaire, qui se déroulait sans effusion de sang et sans relation entre les assassins et les victimes 7. »

C’est pourquoi les bourreaux de l’Aktion-T4 exporteront ensuite leur technique vers l’Est, d’abord sous la forme d’unités de gazage mobiles, puis sous celle des chambres à gaz fixes des centres d’extermination. Dans leur livre déjà cité, Gôtz Aly et Susanne Heim précisent : « Cette expérience fut fondamentale pour les organisateurs de la “solution finale de la question juive “. Elle leur donna la certitude qu’un génocide planifié systématiquement et organisé sur la base d’une division du travail était possible avec les fonctionnaires et la population de l’Allemagne 8. »

Dans le cas de la Pologne, deuxième victime des nazis, on ne peut certes pas parler de génocide généralisé. Mais on avait sous-estimé, jusqu’ici, l’ampleur des massacres de masse perpétrés par les Einsatzgruppen assistés des milices dites d’« autodéfense » de la minorité allemande (Volksdeutscher Selbstschutz). Outre les juifs, qui seront plus tard systématiquement anéantis, l’invasion allemande se traduisit par l’élimination de l’élite polonaise — des dizaines de milliers de cadres, d’intellectuels, d’enseignants, de prêtres — dont Peter Longerich en particulier, dans le livre déjà cité, décrit le martyre.

Les Tziganes, eux aussi, ont subi une tentative de génocide. Si celle-ci fut évidemment moins massive, en nombre absolu et en proportion, que l’extermination des juifs, son caractère racial est indiscutable. On en découvre l’ampleur en lisant Utopie raciale et génocide. La « solution » nationale-socialiste de la « question tzigane » 9, de Michael Zimmermann. Au total, 130 000 à 170 000 Roms sont morts au cours de la seconde guerre mondiale, dont plusieurs milliers gazés à Auschwitz.

Dans leur croisade contre le bolchevisme, les dirigeants nazis entendaient, on l’a vu, liquider des millions de Soviétiques. Les prisonniers de guerre en firent les premiers les frais. Christian Gerlach leur consacre un chapitre de son livre Guerre, alimentation, génocide 10. Entre l’agression hitlérienne contre l’Union soviétique, le 22 juin 1941, et le mois de février 1942, 2,8 millions de soldats de l’armée rouge périrent dans les camps de la Wehrmacht ! Les uns furent fusillés ou pendus, d’autres moururent de faim, de froid ou de maladies. La description par Gerlach de leur agonie est littéralement hallucinante. Au-delà, des millions de civils soviétiques connaîtront un sort comparable…

Dans Homosexuels sous la croix gammée 11, Burkhardt Jellonek a le mérite d’écrire — contrairement à une certaine démagogie — que l’objet de son livre n’est pas un génocide. Ouvertement homophobe à partir de la Nuit des longs couteaux, le 30 juin 1934, et de l’élimination de la direction des Sections d’assaut, le régime nazi n’entendait pas exterminer en masse les homosexuels. Mais l’auteur décrit leur persécution systématique, les milliers et les milliers de déportations et, pire encore, de castrations. C’est d’ailleurs la seule catégorie de victimes du IIIe Reich à avoir continué à être réprimée après la seconde guerre mondiale, en vertu du paragraphe 175 du Code pénal. La RDA ne se différenciera de la RFA qu’en utilisant… la version de ce paragraphe antérieure à 1935. Et les homosexuels devront attendre 1985 pour que le président Richard von Weizsâcker reconnaisse enfin, dans son discours à l’occasion du 40e anniversaire de la fin du nazisme, le calvaire des « triangles roses ».

Et si l’Allemagne nazie s’était effondrée en mai 1941 12 ? Christian Gerlach pose la question et répond : le régime aurait été jugé à l’aune du « meurtre de 70 000 malades et handicapés et de plusieurs dizaines de milliers de Polonais juifs et non juifs ainsi que des milliers de détenus des camps de concentration ». A la fin 1941, « le nombre de victimes de la politique de violence allemande aurait augmenté de trois millions (sans compter les morts de l’Armée rouge), parmi lesquels environ 900 000 juifs, dont les neuf dixièmes dans les territoires soviétiques occupés, et près de deux millions de prisonniers de guerre soviétiques ». De fait, c’est en 1942 seulement que commence le martyre de la grande masse des juifs. Pour sa part, Gôtz Aly pose la question inverse : « Que se serait-il passé si l’Allemagne nazie avait tenu, non douze, mais vingt-quatre ans ? Nombre d’éléments incitent à penser que la politique d’extermination aurait été encore considérablement élargie. »

L’historien évoque alors tour à tour « l’élimination de deux millions d’“asociaux” » envisagée dans le Reich en 1941, la « “réduction” au minimum de 30 % » des peuples slaves, l’« expatriation de tous les Polonais » que prônent des experts allemands, etc. De quoi, pour Gôtz Aly, « fonder l’hypothèse selon laquelle le meurtre des juifs européens perpétré dans les conditions de la guerre et largement accompli était partie intégrante de plans d’extermination beaucoup plus larges ». Autrement dit, l’objectif du régime — la destruction annoncée du « judéo-bolchévisme » -, qui en cimentait les différentes composantes, en unifiait aussi toutes les cibles…

Troisième point : les jeunes historiens allemands proposent, chacun à sa manière, une réflexion novatrice sur la nature du « processus de décision ». Qui a décidé le génocide, quand et comment ? Là-dessus, nous devons la meilleure synthèse, non à un Allemand, mais à l’Américain Christopher Browning, auteur du fameux Des hommes ordinaires 13, dans un livre intitulé Politique nazie, travailleurs juifs, tueurs allemands 14. Sur le « quand », explique-t-il, les avis restent contradictoires, mais l’espace de temps se rétrécit. Pour les uns, le moment-clé se situe durant l’été 1941, lorsqu’en Russie les Einsatzgruppen englobent les femmes et les enfants juifs dans leurs tueries. D’autres privilégient l’automne 1941, avec la mise en chantier des centres d’extermination. D’autres encore préfèrent l’hiver 1941, et notamment Christian Gerlach, qui a retrouvé un discours particulièrement explicite du Führer, le 12 décembre — donc après l’échec de l’ultime offensive de la Wehrmacht contre Moscou et l’entrée en guerre des Etats-Unis au lendemain de Pearl Harbour -, que Joseph Goebbels commentera dans son Journal : « Concernant la question juive, le Führer est décidé à faire table rase. Il a prophétisé aux juifs que, s’ils parvenaient à provoquer encore une fois une guerre mondiale, ils y connaîtraient leur anéantissement. Ce n ’était pas une phrase. La guerre mondiale est là, l’extermination des juifs doit en être la conséquence nécessaire 15. » Certains estiment que le tournant date de janvier 1942, avec la tenue de la conférence de Wannsee. Les derniers enfin citent mars 1942, quand Auschwitz connaît ses premiers gazages de masse.

Au-delà, la vision qui domine chez la plupart des jeunes historiens allemands, c’est celle d’une décision prise progressivement, par étapes — et non, selon la thèse de Hans Mommsen, à la manière d’un engrenage quasi automatique. D’accord sur cette idée d’un processus, les uns insistent sur des étapes bien délimitées (comme Peter Longerich), d’autres sur la continuité (Gôtz Aly, dans Solution finale 16 ).

Repensant la décision du génocide, les jeunes historiens allemands proposent — c’est notre quatrième point — une réflexion également novatrice sur les facteurs qui ont entraîné son accélération. Le facteur guerre est évidemment décisif : elle rend à la fois possible le déchaînement de la barbarie, la participation massive à celle-ci et — on le verra plus loin — son acceptation populaire massive, active ou passive. En mars 1942, commentant le « procédé assez barbare » prévu pour l’extermination des juifs, Joseph Goebbels écrira dans son Journal : « Dieu merci, nous avons maintenant, pendant la guerre, toute une série de possibilités, qui, en temps de paix, nous seraient interdites. Nous devons les exploiter 17. »

Autre facteur essentiel, les déplacements de population : Gôtz Aly montre bien combien le « transfert » (génocidaire) des juifs s’imbrique avec celui (non génocidaire) d’autres catégories de la population. Concrètement, par exemple, l’installation de 500 000 « Allemands de souche » dans des fermes et des maisons de Pologne impliquait le départ de leurs occupants polonais, lequel exigeait celui des juifs. Ce « goulot d’étranglement » a indiscutablement contribué à accélérer la mise en œuvre de la « solution finale », avec la construction des centres d’extermination du Gouvernement général.

D’autant que cet entassement dans les grandes villes et leurs ghettos aggravait encore la crise alimentaire, décrite par Gôtz Aly et Christian Gerlach. De l’effondrement du « front intérieur » à la fin de la première guerre mondiale, les dirigeants nazis avaient tiré cette leçon : nourrir les Allemands représentait une priorité absolue si le régime voulait tenir. D’où le pillage impitoyable des produits agricoles et alimentaires pourtant nécessaires à l’alimentation des territoires occupés, quitte à ce que la famine s’y répande. Voilà un autre « goulot d’étranglement », qui a rendu plus urgente encore l’extermination de masse.

A preuve, cette lettre incroyablement cynique du Sturmbannfiihrer SS Hôppner à Adolf Eichmann : « Cet hiver, le danger existe que les juifs ne puissent plus être complètement nourris. On peut se demander sérieusement, si, dans la mesure où ils ne peuvent pas travailler, la solution la plus humaine n ’est pas de liquider les juifs par un moyen quelconque et rapide. En tout cas, ce serait plus agréable que de les laisser mourir de faim 18. »

Un autre facteur semble peu présent dans les travaux de ces chercheurs : le profit. Certes, plusieurs ouvrages évoquent l’aryanisation et ses innombrables bénéficiaires, ainsi que le pillage des territoires occupés et la corruption qui y régnait. Mais presque rien n’est dit du rôle clé des grandes entreprises, qui ont pourtant chèrement monnayé l’aide apportée au parti nazi dans son arrivée au pouvoir : elles ont pu exploiter le travail des Allemands avant de piller l’Europe occupée et d’asservir la main-d’œuvre étrangère, y compris concentrationnaire. Sans oublier les bénéfices tirés par certains groupes de l’extermination elle-même, de la construction des chambres à gaz jusqu’à la fourniture du Zyklon B. Cette sous-estimation tient-elle à la volonté de prendre ses distances avec l’historiographie marxiste ? A la crainte de mettre en cause des sociétés toujours influentes ?

Cinquième point : la réflexion, également novatrice, des chercheurs allemands sur les Tâter. L’ambiguïté linguistique rejoint ici l’ambiguïté politique. Car ce mot signifie à la fois « acteurs » et « tueurs ». Qui sont les Tâter du génocide nazi ? Les assassins poursuivis et condamnés ? Ou tous ceux qui ont participé au génocide ? Ou l’ensemble des institutions qui, de près ou de loin, y ont contribué ? Selon la définition choisie, le nombre de Tâter varie de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers, comme montre bien Dieter Pohl dans Holocaust 19, mais surtout dans sa remarquable étude sur la Galicie orientale 20), dont les 540 000 juifs furent presque tous exterminés en moins de trois ans.

Si les historiens traditionnels insistent sur le rôle de Hitler, des forces de sécurité dirigées par Heinrich Himmler et Reinhard Heydrich (la SS, rappelle Pohl, servit. longtemps d’« alibi » à la nation allemande) et du Parti ouvrier national-socialiste (NSDAP) ; les nouveaux historiens, eux, s’intéressent plus au rôle de la Wehrmacht, mais aussi de la Reichsbahn (sans trains, pas de déportations), du corps des chauffeurs (qui a fourni les camions indispensables aux exécutions à l’Est, de l’Office des forêts (essentiel dans la traque aux juifs et aux autres résistants cachés dans les bois), etc.

Autrement dit, si, dans l’appareil génocidaire, dans la Wehrmacht, dans les organisations nazies et parmi les fonctionnaires, un noyau d’antisémites fanatiques impulse le génocide, ceux-ci peuvent compter, autour d’eux, sur des centaines de milliers d’hommes et de femmes. Conclusion de Dieter Pohl : « Sans le moindre doute, la majorité des exécuteurs provenaient du centre de la société allemande et autrichienne 21. »

Ceci nous amène au sixième et dernier point important concernant l’apport des jeunes historiens allemands : une approche plus réaliste de l’opinion allemande face au génocide. Dans ce domaine, David Bankier a effectué les recherches les plus convaincantes. Né allemand, dans l’immédiat après-guerre, au sein d’un camp de « personnes déplacées », cet historien est ensuite parti avec ses parents pour Israël, où il est devenu directeur du centre de recherches de Yad Vashem. Revenu en Allemagne pour cette étude, il a dépouillé une énorme masse de rapports de la Gestapo et du service de sécurité, du NSDAP et des gouvernements régionaux, mais aussi de l’opposition communiste et social-démocrate ainsi que d’articles de correspondants étrangers et de notes de diplomates présents en Allemagne.

Son livre, L’Opinion publique dans l’Etat de Hitler 22, atteste tout d’abord que la grande majorité des Allemands — comme des Autrichiens — n’ignoraient pas les persécutions antisémites (qui se déroulaient sous leurs yeux), ni le génocide en cours a l’Est (que certains soldats permissionnaires racontaient), ni même l’existence des camps de concentration et d’extermination. Plus : Bankier montre, témoignages à l’appui, que le recours au gaz comme moyen de tuer en masse leur était largement connu — même si les rumeurs sur les procédés utilisés restaient approximatives.

Pour l’historien, il semble évident que la majorité des Allemands n’était pas hostile à l’objectif de marginalisation des juifs dans le Reich — sur ce point, on peut parler de large consensus entre le régime et la population. En revanche, chacune des manifestations violentes de l’antisémitisme nazi a suscité une réprobation massive : comme lors du boycott des commerces juifs du 1er avril 1933, de la « Nuit de cristal » du 9 novembre 1938, de l’imposition du port de l’étoile jaune et des déportations massives des juifs allemands.

Et pourtant jamais cette opposition morale (ou encore motivée par la peur d’une dégradation de l’image de l’Allemagne, voire de « représailles juives » possibles à l’étranger) n’a débouché sur de véritables manifestations politiques. Le consensus antisémite l’a toujours emporté sur la réprobation. Sauf dans l’affaire, unique et presque incroyable, de la Rosenstrasse : les centaines de femmes qui manifestèrent, en mars 1943, pour obtenir la libération de leur conjoint juif, finirent effectivement par l’obtenir du régime, tant celui-ci redoutait — on l’a appris à la lecture du journal de Goebbels — une contagion de cette contestation, quelques semaines après Stalingrad…

C’est dire que David Bankier s’inscrit en faux contre deux thèses : celle selon laquelle « les Allemands ne savaient pas » et qui a dominé en RFA après-guerre ; mais aussi celle de l’« antisémitisme éliminationniste » propre, selon Daniel Jonah Goldhagen, aux Allemands, au point de les transformer presque tous en Bourreaux volontaires de Hitler 23 …

Même schématiquement résumée, l’œuvre des jeunes chercheurs allemands de la dernière décennie du XXe siècle éclaire le génocide nazi d’un jour très neuf. Et elle sort enfin — par le haut — de la vieille querelle des historiens (Historikerstreit). Longtemps, en effet, l’historiographie a vu s’affronter, outre-Rhin, « intentionnalistes » — qui expliquent la Shoah par les intentions manifestées dès les années 1920 par Hitler et mises en œuvre ensuite après sa nomination comme chancelier, puis avec la guerre mondiale — et « fonctionnalistes », pour qui les effets de la politique appliquée à l’Est et les interventions spécifiques de chacun des « acteurs » du génocide ont largement déterminé le cours de ce dernier. Certes, certains des jeunes historiens allemands mettent plus l’accent sur les facteurs idéologiques du génocide (comme Peter Longerich et Dieter Pohl), d’autres sur les facteurs liés aux occupations et impasses (Christian Gerlach, Gôtz Aly et Susanne Heim). Mais, au-delà de ces différences de sensibilité manifestes, le dénominateur commun de tous ces chercheurs, c’est justement de dépasser ces oppositions manichéennes pour proposer une vision globale articulée, intégrant l’ensemble des dimensions — l’idéologique et les autres. Mais, par-delà les nuances, le « tronc commun », c’est le dépassement de l’opposition formelle et figée entre « intentionnalistes » et « structuralistes ».

Le génocide nazi ne se serait jamais produit sans l’antisémitisme et l’antibolchévisme que Hitler exprima dès sa jeunesse et qui devinrent la politique du NSDAP, puis de l’Etat nazi. En même temps, il n’y a pas de ligne droite de Mein Kampf à Auschwitz. Dans le cadre idéologique tracé par la conception raciste des nazis, l’idée de « se débarrasser des juifs » ne se transforma que progressivement en génocide, avec l’invasion de la Pologne, puis de l’URSS. Après l’abandon de la solution malgache de la question juive 24 , puis du projet — purement verbal — de réserve en Sibérie, l’extermination prit corps en 1941 en fonction du sort des combats sur le front de l’Est, de l’euphorie des victoires de l’été aux difficultés de l’hiver. Elle se généralisa en 1942, avec les déportations massives de toute l’Europe et les premiers gazages de masse. Et, comme nous l’avons vu, de nombreux facteurs ont contribué à l’accélérer et à la massifier.

Les études de cas le confirment par ailleurs clairement : en Galicie comme en Biélorussie, les ordres, à chaque étape du génocide, venaient de Berlin. En même temps, ces directives tenaient le plus grand compte des pressions des autorités régionales et locales d’occupation, qui exigeaient sans relâche que Berlin les « débarrasse » de « leurs » juifs. Un « petit roi » comme Hans Frank, au nom de la viabilité de son Gouvernement général, a pesé lourd dans la mise en œuvre de la destruction industrielle du judaïsme polonais…

Comme l’écrit Michael Zimmermann dans son livre sur les Tziganes, « la centralité de Hitler dans l’hypothèse “intentionnaliste” comme l’insuffisante considération des intentions criminelles dans l’hypothèse “structuraliste” apparaissent problématiques. Peut-être les limites de ces hypothèses peuvent-elles être surmontées si l’on intègre plus fortement les réflexions (…) qui font justement du racisme moderne un moteur idéologique agissant comme désinhibant du fait de sa scientificité supposée 25  ».

En va-t-il autrement de nos jours ?
 


AUTEUR
Dominique Vidal – Journaliste et historien, dirige avec Bertrand Badie la publication annuelle L’État du monde, La Découverte, Paris.


VOETNOTEN
 
1. A l’exception d’un chapitre d’un livre de Christian Gerlach, publié sous le titre Sur la conférence de Wannsee, par Liana Levi, Paris, 1999.
2. Un holocauste est, selon le Robert, un « sacrifice dans lequel la victime offerte à Dieu est entièrement consumée par le feu ».
3. Préface à Edouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah, PUF, Paris, 2000.
4. Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Plane für eine neue europaische Ordnung, Hoffmann und Campe Verlag, Hambourg, 1991.
5. Ibidem, p. 382.
6. Ibidem, p. 437.
7. Peter Longerich, op. cit., p. 240.
8. Ibidem, p. 27.
9. Rassenutopie und Genozid. Die national-sozia-listische « Lôsung der Zigeunerfrage », Hans Christians, Hambourg, 1996.
10. Krieg, Ernahrung, Volkermord. Forschungen zur deutschen Vernichtungspolitik im Zweitem Weltkrieg, Hamburger Edition, Hambourg, 1998.
11. Burkhardt Jellonek, Homosexuelle unter dem Hakenkreuz, Schôningh, Padebom, 1990.
12. Les citations des deux paragraphes qui suivent sont tirées de Gôtz Aly, « Das unbewâltigte Verbrechen » (Le Crime insurmontable), Der Spiegel, Hambourg, 27 septembre 1999.
13. 10-18, Paris, 1994.
14. Nazi Policy, Jewish Workers, German Killers, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni, 2000.
15. Christian Gerlach, op. cit., p. 124.
16. Gôtz Aly, Endlôsung. Vôlkerverschiebung und der Mord an den europäischen Juden, S. Fischer, Francfort-sur-le-Main, 1995.
17. Ibidem, p. 10.
18. Gôtz Aly und Susanne Heim, op. cit., p. 310.
19. Dieter Pohl, op. cit., p. 123.
20. Nationalsozialistische Judenverfolgung in Ostga-lizien 1941-1944. Organisation und Durchführung eines staatlichen Massenverbrechens, Studien zur Zeitges-chichte, Oldenbourg, Munich, 1997.
21. Dieter Pohl, Holocaust, p. 123.
22. Die ôffentliche Meinung im Hitler Staat. Die « Endlôsung » und die Deutschen. Eine Berichtigung, Berlin Verlag, 1995.
23. Seuil, Paris, 1997. L’historien britannique Robert Gellately va dans le même sens dans Backing Hitler, Oxford University Press, Oxford, 2001.
24. A l’été 1940, les nazis annoncent le « transfert » de 4 millions de juifs d’Europe à Madagascar. Approuvé par Vichy, le projet se heurtera à la maîtrise britannique des mers.
25. Michael Zimmermann, op. cit., pp. 378-379.


BRON
Le Monde diplomatiqueaugustus-september 2004




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